Hassan Fathy, construire avec ou pour le peuple ? par Thierry Paquot
Cet article de Thierry Paquot a paru initialement dans les Cahiers d’histoire (n°109, juillet/septembre 2009). La présente version, quelque peu remaniée, a été relue et approuvée par l’auteur.
L’architecte égyptien Hassan Fathy (1900-1989) est avant tout mondialement connu pour son ouvrage, Gourna, a Tale of two villages, publié en anglais au Caire en 1969 et traduit en de nombreuses langues, dont le français dès 1970 sous le titre plus combatif et militant de Construire avec le peuple (éditions Jérôme Martineau, nombreuses rééditions chez Sindbad, puis Actes Sud). Il ne faudrait pas pour autant minorer son œuvre architecturale ou sous-estimer ses autres interventions théoriques et politiques sur l’extension du Caire ou plus généralement sur l’urbanisme. Diplômé du département d’architecture (1926) de l’École polytechnique du Caire, il obtient un premier emploi dans l’administration des municipalités (1926-1930) où il découvre la pauvreté rurale et propose des constructions économes, bâties avec un matériau peu cher et abondant, la brique de terre crue. Sa première commande, une école primaire à Talkha (1928), utilise ce matériau, sur lequel il rassemble de nombreuses données et expérimente de nouveaux procédés constructifs. Ses projets finement dessiner et ses réalisations témoignent d’une incroyable diversité des formes qui résultent à la fois de ses emprunts à des constructions traditionnelles (depuis de simples habitats ruraux à des demeures princières médiévales) et à ses propres recherches, en particulier sur les voûtes et les dômes. Pendant cette période, il assure un enseignement à l’École des beaux-arts du Caire (1930-1946) et poursuit ses études sur l’habitation paysanne. En 1941, la Société royale d’agriculture lui demande un village-modèle à Bahtim, près de la capitale. Puis à partir de 1945, il se lance dans l’aventure de Gourna, à proximité du site archéologique de Louxor. L’expérience dure trois ans et demeure inachevée. Il construit également un village rural dans le delta du Nil (Lu’Luat al-Sahara), une école à Fares et une autre à Edfou. Insatisfait de ses conditions de travail et surtout mécontent du peu de considération que suscitent ses constructions, il rejoint l’agence athénienne Doxiades (1957-1962) dirigée par l’architecte et urbaniste Doxiadis (1913-1975), avant de retourner dans son pays et de répondre à divers concours (en Arabie saoudite, à Oman, en Égypte…) et enfin de concevoir la mosquée Dar al-Islam, à Abiqui, pour la communauté musulmane du Nouveau Mexique (1981).
Ancien et nouveau village
La parution de son livre lui assure une renommée internationale, qui repose, en partie, sur le sens du titre français, qui sous-entend que l’auteur est un partisan, voire un militant, de l’auto-construction, de l’architecture vernaculaire, d’une architecture sans architecte. Ce qui frise le contre-sens. Avant de relater le contenu de cet ouvrage, arrêtons-nous au titre anglais, qui comme l’explique très judicieusement Meriem Lequesne (« Hassan Fathy », Urbanisme, n°300, mai/juin 1998, pp.20-32) s’inspire directement de celui du roman de Charles Dickens, A Tale of Two Cities, publié en 1859, roman historique dont l’action se déroule à la fois à Paris et à Londres, durant la révolution, en 1793. Avec ce « Conte de deux villages », Hassan Fathy, décrit à la fois l’ancien Gourna et le nouveau Gourna, dont il a la charge, avec l’ambition d’écrire une œuvre littéraire et pas seulement un ouvrage d’architecture. Et il est vrai que son écriture, souvent poétique, suscite à la fois un réel enthousiasme et aussi, dans une moindre mesure, une certaine méfiance. Le rédacteur anonyme de la notice biographique concernant l’architecte égyptien dans l’Encyclopedia Universalis (« Thesaurus-Index » volume « D-L », Paris, 1993, p.1254) adhère à ce double public et note qu’Hassan Fathy est une « Personnalité paradoxale et controversée, tenus par les uns pour un véritable saint, pour un gourou formant nombre de disciples dans le monde, dénoncé comme illuminé mystique et rétrograde pour les autres, « Hassan Bey » s’est intéressé très tôt, dès la fin des années trente, aux traditions indigènes de son pays, à l’authenticité culturelle du monde rural les opposant aux désordres, à la corruption qui lui paraissent engendrer les techniques et les modèles importés d’Occident. » Que faut-il en penser ? Avant d’émettre un avis, revenons au texte.
Cet épais volume de plus de 300 pages et de quelques 132 illustrations – dont de nombreuses photographies du village et de ses maisons, des matériaux et des artisans – est dédié aux paysans et adopte une construction musicale, avec un « Prélude », un « Choral », une « Fugue » et un « Final ». Hassan Fathy était friand de musique classique occidentale… Son livre ne se présente pas comme le simple récit d’un chantier qui aurait mal tourné, c’est une initiation qui est scrupuleusement décrite, Meriem Lequesne considère qu’il s’apparente aux nombreux ouvrages traitant du ‘Ilm tadbîr al-manzil, « la science de l’administration du domaine », en l’occurrence une sorte de manuel à l’usage des futurs architectes afin qu’ils s’instruisent non seulement sur leur art, mais aussi sur ce qui le rend possible, son « économie », au sens large du terme. Aussi, la chronologie du projet, du démarrage et de la réalisation, incomplète, du nouveau village de Gourna est-elle entrecoupée de réflexions qui évoquent d’autres expériences professionnelles d’Hassan Fathy, antérieures ou postérieures, car ce qui l’intéresse n’est pas d’apporter un témoignage sur les nombreuses contraintes qui assaillent un architecte – surtout lorsqu’il refuse le conformisme ambiant – mais bel et bien de défendre – et d’illustrer – une conviction. Le ton est donné dès les premières pages. Il indique son intention : « C’était de construire un village où les fellahs mèneraient le genre de vie que je souhaite pour eux. » (p.23). Compte tenu des conditions économiques du pays (la cherté des matériaux importés, suite à la guerre et à la situation de pénurie qui la caractérise et l’extrême pauvreté des paysans), Hassan Fathy opte pour une architecture de briques en terre crue avec des voûtes sans cintres (pour économiser le bois). Il précise qu’il ne s’agit pas pour autant d’une architecture pauvre pour les pauvres, mais de matériaux simples qui permettent néanmoins une esthétique de qualité. « La voûte, le dôme, les trompes et les pendentifs, les arches et les murs fournissent à l’architecte, déclare-t-il, un champ illimité d’enchevêtrements rationnels de lignes courbes allant dans toutes les directions, avec un harmonieux passage de l’une à l’autre. » (p.39) Il lui faut convaincre d’abord les responsables politiques et administratifs. Il rappelle l’exposition qu’il avait montée en 1937 sur les usages de la brique de terre et relate une mésaventure. Une fondation lui demande s’il peut bâtir un village. Il se fait fort d’édifier des maisons en terre, toutes différentes, pour un prix unitaire de 150 livres et en réalise une. Or, il n’obtiendra pas la commande, on lui préférera un architecte « moderne » (dont, soit dit en passant, l’adjoint avait construit un chalet sur la route des Pyramides entre les palmiers et les chameaux…) et ses maisons toutes semblables, en béton, à plus de 1000 livres chaque exemplaire! Il lui faut aussi persuader les habitants de l’ancien Gourna de déménager pour un nouveau village, plus confortable. Or les Gournis manifestent peu d’enthousiasme. Ils sont pauvres et méfiants. Leurs revenus proviennent essentiellement du pillage des tombes aux abords du site archéologique de Louxor, et ce commerce d’« antiquités », se révèle particulièrement dommageable pour l’égyptologie sans pour autant s’avérer profitable pour eux.
Une fois le site retenu, il convient d’exploiter au mieux les traditions locales. C’est la seconde conviction de l’architecte, qui doit admettre que ces « traditions » se sont perdues dans les sables… D’où, explique-t-il, l’incroyable laideur des villes, des villages et des maisons aussi bien des riches que des pauvres, et ce pour toute l’Égypte. L’artisan ingénieux qui avec des bois différents confectionne une porte marquetée ne trouve plus de client, ce dernier préfère acquérir une porte métallique, banale et standardisée. De même l’artisan qui réalise des fenêtres en verre coloré incrusté dans du plâtre, voit ses commandes se réduire et son fils préférer la mécanique… Pour enrayer cette perte de savoir-faire, Hassan Fathy ne voit qu’une solution, valoriser le travail manuel et lui redonner du prestige. « La tradition, affirme-t-il, n’est pas forcément désuète et synonyme d’immobilisme. De plus la tradition n’est pas obligatoirement ancienne, mais peut très bien s’être constituée récemment. Chaque fois qu’un ouvrier rencontre une nouvelle difficulté et trouve le moyen de la surmonter, il fait le premier pas vers l’établissement d’une tradition. » (p.59) Cette confiance qu’il place en chaque artisan, comme en chaque individu, n’est pas idéaliste, à ses yeux, elle repose sur la reconnaissance de l’estime de soi. Il n’ignore pas que les architectes se croient supérieurs à leurs clients et que rares sont ceux qui se mettent à l’écoute d’un artisan illettré. Pourtant il les invite à plus de modestie et leur rappelle qu’« Une oeuvre architecturale est destinée à servir, sa forme est déterminée par les ouvrages antérieurs et elle se trouve au milieu de la population qui sera forcée de la voir tous les jours. » (p.61) Cette responsabilité de l’architecte envers les « traditions » doit le prémunir d’adopter les formes standardisées, à l’instar d’un Le Corbusier note-t-il, et l’inciter à partir des attentes des habitants et à les encourager à bâtir. « Si quelqu’un doute de la possibilité de laisser le peuple construire ses maisons, écrit-il, qu’il aille voir en Nubie. Il y verra la preuve matérielle que des paysans sans instructions, à qui l’on a donné l’habileté nécessaire, peuvent faire beaucoup mieux qu’aucune politique du logement d’aucun gouvernement. » (p.73) Il n’en déduit pas pour autant que l’habitant serait doté naturellement de tous les dons et que les compétences de l’architecte seraient inutiles. Non, il force le trait afin que ceux qui savent ne méprisent pas ceux qui sont persuadés de ne rien savoir. Hassan Fathy tente de rééquilibrer la relation habitant/architecte, sans naïvement comme certains lecteurs le proclameront, laisser entendre que l’habitant disposerait de tous les talents…
« Il faut commencer, conseille-t-il au futur architecte, par le tout début et faire naître vos constructions de la vie quotidienne des gens qui vivront là, façonnant vos maisons au rythme de leurs chants, tissant pour ainsi dire la trame du village sur ses activités, attentif aux arbres, aux récoltes qui pousseront là, respectueux de la ligne d’horizon et humble devant les saisons. » (p.89) Qui pourrait dénoncer une telle attitude ? D’autant qu’il précise que l’on doit soigner l’architecture des maisons de ces paysans/pilleurs de tombeaux, en se préoccupant de bien disposer la chambre à coucher, « l’alcôve à voûte (iwan) comprend un lit encastré, avec un espace pour un rangement dessous et une forme en cuvette pour empêcher les scorpions de monter dans le lit. » (p.161), mais également la cuisine (qui doit permettre à la femme de cuire les aliments en restant accroupie, comme elle en a l’habitude), la circulation de l’eau, l’aération « naturelle » du bâtiment équipé de W.C. de sable, etc. Quant au plan du village, il faut le prémunir, selon lui, du plan géométrique orthogonal qui s’impose partout, éviter d’aligner les maisons le long d’une route droite et au contraire les rassembler autour d’une place qu’on atteint par des rues sinueuses qui nourrissent le sentiment d’intimité. La place conduit à la mosquée et autour s’installent les boutiques et les ateliers des artisans. On peut aussi y trouver le théâtre, le hammam, l’église copte et les écoles. Hassan Fathy s’attarde sur les écoles car « Dans une école, c’est l’âme de l’enfant qui va grandir, et le bâtiment doit l’inciter à prendre son essor, non la comprimer comme une chaussure chinoise. » (p.144). Il y plante des arbres, y installe un bassin avec une fontaine, crée des parcours dédiés aux enfants, il faut qu’ils s’y sentent chez eux et que cet environnement construit stimule leur envie d’apprendre. Le programme est complet et ce village n’a rien à envier à un bourg plus peuplé : ses habitations sont bien distribuées et orientées, les équipements collectifs sont nombreux et hospitaliers. Hassan Fathy ajoute un parc avec une pièce d’eau. Il s’en explique : « Le parc joint au lac apporterait quelque chose de vraiment nouveau au village égyptien – un lieu de détente et de loisirs, où des arbres se reflètent dans l’eau propre, où les chemins serpentent entre les manguiers, des goyaviers et des tamaris pour arriver soudain devant des bohenia, des acacias et des jacaranda en fleurs : quatre ou cinq arpents préservés des cultures fermières, où les gens du village trouveraient un aspect de la nature plus bienveillant que celui des champs de coton… » (p.177) De plus, il plante des arbres dont les fruits régaleront les promeneurs, comme dans certaines colonies phalanstériennes installées aux États-Unis au cours du XIXe siècle, mais cela il l’ignore, d’autant plus qu’il se méfie des modèles importés. De façon exagérée, il affirme qu’« Il y a plus de beauté et plus de dignité dans les bidonvilles que les réfugiés ont construits autour de Gaza que dans n’importe quelle lugubre installation faite par des organismes étrangers bénévoles. » (p.191) Certes, il existe des habitats précaires auto-construits qui satisfont leurs occupants, mais l’on dénombre aussi des cités d’urgence, des camps de réfugiés, des squats scandaleusement indécents! Là où il a raison, comme nous le démontre l’actualité, c’est en ce qui concerne l’habitat d’urgence que les associations caritatives offrent aux victimes d’un raz-de-marée et autre ouragan dévastateur, il ne correspond aucunement aux manières de se loger de ces populations et à leur symbolique et s’accorde rarement au site et à son climat. Ce qu’il convient de faire alors en direction des plus démunis, consiste à les associer à la construction de leur maison, en leur procurant des matériaux bon marché, si possible locaux ou fabriqués sur place, faciles à assembler ou (au pire?) avec l’aide d’un artisan du village. Pour l’édification d’un village, Hassan Fathy préconise de mettre en place un système coopératif et d’ouvrir un chantier-école. Au bout de trois ans, sa mission cesse et il doit quitter Gourna. Mais l’histoire ne s’arrête pas, pour autant. L’architecte continue de se tenir au courant et s’inquiète de la stagnation du chantier et du désengagement de l’État. Il se refuse à taire ce qu’il ressent et avoue, très honnêtement dans son livre, que « l’expérience de Gourna a échoué. Le village n’a jamais été terminé et n’est pas encore une communauté villageoise prospère. » (p.239) Pourquoi ? Pour un faisceau de raisons, de nature différente, qui s’entremêlent : résistance psychologique de la part de la population concernée (pourtant un sociologue, Hussein Serry, va enquêter auprès de 200 familles nouvellement installées et constater qu’elles appréciaient et leur maison et leur village), manque d’artisans compétents, carence des fonctionnaires rétifs au changement, absence d’une véritable politique du logement émanant de l’État, nuisance des calomnies, etc. « En janvier 1961, relate-t-il, je suis allé à Gourna. Le village était exactement tel que je l’avais laissé (…) Deux choses seulement prospèrent. Ce sont les arbres que j’ai planté qui sont maintenant grands et forts, et les quarante six maçons que nous avons formés qui travaillent tous dans la région, utilisant le métier qu’ils ont appris à Gourna, preuve de la valeur de notre formation d’artisans locaux. » (p.302)
Quarante ans après
Alors que penser de cet ouvrage et de son auteur et plus généralement du cas Gourna ? Quelle influence a-t-il encore ? Quelle réception a-t-il eu ? Son message nous parle-t-il encore ? Il est certain qu’au cours des années soixante-dix et quatre-vingt, nombreux sont les étudiants en architecture, un peu partout dans le monde, qui le lisent et le citent. En France, ce sont principalement les étudiants originaires du Tiers Monde qui en font un manifeste et transforment son auteur en porte-parole pour une architecture populaire. Ils sont confortés par l’air du temps. En effet, l’architecte américain, d’origine autrichienne, Bernard Rudofsky (1905-1988) publie en 1964, Architecture without Architects : a short introduction to non-pedigreed architecture qui obtient un important succès et oriente le projecteur sur le vernaculaire, l’auto-construction ; l’architecte anglais de sensibilité libertaire John Turner (né en 1926) observe l’habitat spontané à Lima et à Mexico, rédige un rapport en 1966 (« Uncontrolled Urban Settlements : problems and Policies », Pittsburgh, univeristé de Pennsylvanie), fait paraître en 1966, Freedom to Built, dweller controm of the housins process, avec Robert Fichter, et publie en 1972, Housing by People : Towards autonomy in Building environments (traduit en français,en 1979, sous le titre, Le Logement est votre affaire) ; l’architecte français résidant en Algérie, André Ravereau, s’évertue durant cette période à faire connaître le M’Zab et son architecture bio-climatique et demande à Hassan Fathy de préfacer son livre (Le M’Zab, une leçon d’architecture, Sindbad, 1981) ; à Beaubourg se tient une exposition sur l’architecture de terre et l’école d’architecture de Grenoble, en 1979, créé le laboratoire CRA-Terre, centre international de la construction en terre, etc. Au niveau plus institutionnel, la conférence des Nations unies sur l’environnement réunie à Stockholm en 1972, recommande l’éco-développement et prépare la rencontre « Habitat 1 », à Vancouver en 1976, où les participants échangent méthodes, diagnostics, analyses et initiatives afin de rendre le monde plus habitable. Enfin, mai-68 et ses revendications pour plus d’autogestion et de participation des habitants, l’action des néo-ruraux avec l’auto-construction et les catalogues d’architectures alternatives (« faites-le vous-même ! »), tout cela confusément contribue à l’air du temps et à la façon d’interpréter l’ouvrage d’Hassan Fathy. On le sait un ouvrage, une fois publié, n’appartient plus à son auteur mais à ses lecteurs. C’est là, où le titre français peut être mal interprété, ce qui fut le cas ! Dans cet après mai 68 – l’ouvrage est traduit en 1970, l’année où paraît la revue Espaces et Sociétés, dirigée par le philosophe « marxien » Henri Lefebvre et l’architecte et historien de l’architecture moderne Anatole Kopp – le « avec le peuple » signifie « participation des habitants », « démocratie de base », « égalitarisme », « les experts au service du peuple », etc. Or, nous l’avons vu en suivant de près le livre, l’architecte égyptien construit pour le peuple, pas avec. Son « pour le peuple » veut dire qu’il a en tête une image du bien-être du peuple qu’il souhaite transmettre et appliquer. Pour le dire autrement, il est bardé de bons sentiments – comme le chemin de l’enfer en est pavée – et c’est généreusement qu’il souhaite agir pour le bonheur du peuple, un bonheur que lui seul connaît… Et le peuple ? Ici des paysans pauvres, et analphabètes, dans l’immédiat après-guerre, dans un pays aux inégalités économiques criantes, à la hiérarchie sociale stricte, à la bureaucratie tatillonne et corrompue, aux élites fascinées par la modernité venue d’Amérique et prêtes à dénigrer systématiquement tout ce qui s’affiche local, à l’absence de politique envers « le logement social » (notion alors inconnue) et d’architectes qui s’en préoccupent, bref, une situation peu favorable à une telle expérimentation en grandeur réelle. Il suffit de relire l’ouvrage contemporain de ce projet de nouveau village, Un substitut de campagne en Egypte, de Tewfik El Hakim (1942, traduit en français en 1974, collection « Terre humaine », Plon) pour mesurer la détresse des ouvriers agricoles dont le sort n’a rien à envier à celui des esclaves du temps des Pharaons ! Et d’imaginer la difficulté à mobiliser une telle population démunie, affamée, soumise. Comment l’associer ? Comment la mobiliser ? Comment ne pas la transformer en population assistée ? Hassan Fathy n’est pas un activiste, c’est un musulman modéré issu d’une famille de propriétaires terriens, qui rejette l’iniquité et estime que tout être humain a droit à une habitation, non seulement pourvue d’un confort élémentaire, mais aussi plus belle, d’où l’intervention de l’homme de l’art. Un tel discours trouve difficilement son écho dans cette campagne déshéritée au sortir d’une guerre qui a provoqué la pénurie. Au même moment dans les ghettos de Chicago, Saul Alinsky organise les locataires des taudis et les persuade d’engager diverses actions, de se battre contre les injustices et autres discriminations, en usant au maximum des possibilités du droit. John Turner, lecteur de Piotr Kropotkine et de Patrick Geddes – il a contribué à la réédition de Cities in Evolution, en 1949 -, rencontre à Venise, en 1952, Colin Ward, Giancarlo de Carlo et Pat Crooke, tous anarchistes et tous préoccupés par cette question « Qui pourvoit et qui décide ? » en matière d’urbanisme et de logement. Par la suite il sympathise avec Paolo Freire et Ivan Illich, celui-ci le prie d’écrire noir sur blanc ses riches observations des bidonvilles latino-américains et ses réflexions sur l’autonomie des habitants. C’est dans Le logement est votre affaire qu’il récapitule ses trois principes : primo « Les voies et moyens de construction des environnements doivent accroître le contrôle des gens sur leur existence » : secundo, « Les voies et moyens que nous employons pour construire doivent engendrer et conserver la richesse matérielle là où elle est la plus nécessaire, même lorsqu’il n’est pas possible de redistribuer ce qui existe déjà » et tertio, « La construction et l’entretien des environnements doivent faire un usage optimal des ressources abondantes et renouvelables et préserver celles qui sont rares et polluantes. » On le voit, il y a une parenté entre la démarche et la conception d’Hassan Fathy et celle de John Turner, mais celui-ci est plus politique et écologiste. Pourtant Hassan Fathy, évoque dans son livre (p.73 et p.74, la création d’un quartier « informel » à proximité de Lima, en 1959, empruntant vraisemblablement cet exemple à la note rédigée en 1966 par Turner. Remarquons que Construire avec le peuple ne comprend pas de bibliographie et une seule note de bas de page (p.67) où il est fait mention de Famille et Habitation de Paul-Henry Chombart de Lauwe (1959), qu’il a lu en français, étant francophile, ce qui rend délicat la question des sources… Quant à Turner lorsqu’il traite de l’adobe, il ne mentionne pas Fathy, est-ce pour autant qu’il ne le connaissait pas ? Amos Rapoport ne pouvait pas citer l’architecte égyptien dans Pour une anthropologie de la maison qui paraît en 1969, par contre Anne M. Meistersheim, dans sa Préface à la traduction française (1972) écrit : « Si le problème de l’architecture noble et de l’architecture populaire peut sembler un conflit aujourd’hui dépassé, le débat susbsiste et se transpose sur un autre plan. Car Rapoport met aussi l’accent sur l’apport possible des solutions simples et traditionnelles à la technique de pointe et montre, comme l’a fait également H. Fathy, que les matériaux ou les techniques traditionnels constituent souvent de meilleures réponses aux problèmes économiques et techniques de la construction dans les pays du Tiers Monde que les nôtres. » Le même Rapoport, dans Culture, Architecture and Design (2000, traduction française, In-Folio, 2003) explique l’échec du Nouveau Gourna, « au moins en partie, à cause de l’utilisation de briques en terre et de formes venant de Nubie, une région d’Egypte dotée d’une connotation sociale plutôt négative. » Le matériau « terre » pour des maisons de riches fait exotique, pour celles des pauvres, il stigmatise leur habitat et les marque comme « moins que rien »…
En 1967, à l’Université coranique Al-Azhar, au Caire, Hassan Fathy prononce une conférence, « Qu’est-ce qu’une ville ? » (le texte arabe a été traduit en anglais, « What is a City ? » dans Hassan Fathy, par James Steele, introduction de A. Wahed El Wakil, New York, Saint-Martin’s Press, 1988), dans laquelle il expose sa conception du fait urbain et se situe parmi les différents courants architecturaux de son temps. Pour lui la ville appartient à la civilisation et exprime les qualités culturelles du milieu qui la voit se déployer. Ainsi, les Arabes sont-ils les enfants du désert et entretiennent-ils avec le ciel des relations particulières qui s’inscrivent dans la forme de la maison, sa cour intérieure et son toit en terrasse. Chaque culture résulte de cultures antérieures et ne peut rompre avec cet héritage sans dommage, de la même manière qu’elle ne peut recevoir de nouvelles influences sans précaution. Celles-ci viennent à elle et s’acclimatent peu ou prou, parfois sont rejetées – quand la greffe ne prend pas – et souvent s’incorporent, d’où cette idée, qu’il prend à Teilhard de Chardin, d’une évolution ininterrompue, qui oblige chacun (l’artisan comme l’architecte, le paysan comme le responsable politique) à adapter ses traditions selon les nouvelles opportunités tout en conservant son tempérament et son environnement… Ainsi s’entremêlent l’inspiration et la continuité. D’où un refus de la rupture pour la rupture, à la manière du Bauhaus ou de Le Corbusier et là Hassan Fathy précise qu’il se sent plus proche d’un Frank Lloyd Wright et plus encore des artisans de Nubie… Les voûtes, les coupoles, les arcades, la forme cubique de certaines maisons coiffées d’un dôme, les moucharabiehs, les escaliers, les associations pierres et briques, les ouvertures et les claustra confèrent une incroyable dignité à ces constructions, une sorte de solennité humble et majestueuse. Ce qui n’a pas empêché certains habitants de fermer des fenêtres et d’en ouvrir d’autres. Après tout c’est le mur qui appelle son ouverture, sans jamais s’accommoder d’une norme édictée par un règlement ! Hassan Fathy est un conteur qui écrit avec de la boue à la place d’encre et son calame est une doloire. Il épouse le rythme de son pays et s’installe au plus près des pulsations des habitants, humbles et discrets. Son architecture a la grâce des anges. Il ne revendique aucun « isme » et adhère à un ordre simple, ancestral, attentif à chacun. Il fait corps avec sa culture, sa géographie, son relief et son climat. Il prend de la terre car celle-ci se donne à lui en une économie de moyen et par l’agencement des masses bâties élève une demeure digne des humains. Architecture de terre ? Architecture populaire ? On peut dire plus directement qu’Hassan Fathy magnifie ce qui est à sa portée, à savoir de l’argile et des paysans. C’est cela Gourna. Un pari sur un territoire et un peuple. Si sa démarche est exportable, cette expérience reste ancrée en un temps et en un lieu si particuliers qu’elle paraît unique. À nous, peut-être de révéler la dimension universelle de ce cas si bien localisé…
En 1983, Je rencontre Hassan Fathy, chez lui, dans un appartement sur le toit d’un immeuble à deux pas de la Citadelle du Caire. Recevant quelques étudiants et enseignants français, le vieil homme a mis une chemisette blanche. Il nous sourit, mais son visage émacié semble accaparé par une monture de lunette disgracieuse. Il parle français tout en s’excusant de ne plus pratiquer cette si belle langue. D’un geste panoramique il indique la ville géante à ses pieds. Des oiseaux, en cage, unissent leurs chants. Il ne sait pas trop quoi répondre à un étudiant marocain qui le questionne sur le socialisme. Pas plus qu’à un autre qui lui demande comment provoquer une « vraie » révolution. Il se borne à expliquer que l’architecte doit être un « bon architecte », travailler avec les gens, se mettre à leur service et aussi à celui de l’art. Ne pas oublier la puissance du beau. Ne pas oublier que chaque être humain est riche de lui-même et que trop souvent il se sous-estime. Dehors les voitures rivalisent de vitesse et les citadins s’efforcent de correspondre aux images que d’immenses affiches publicitaires leur adressent. Le combat s’avère difficile. Et il continue.
* Thierry Paquot, philosophe de l’urbain, professeur des universités (IUP-Paris XII), éditeur de la revue Urbanisme, auteur de nombreux ouvrages, dont : Le toit, seuil du cosmos (Alternatives, 2003), Terre urbaine, cinq défis pour le devenir urbain de la planète (La Découverte, 2006), Petit manifeste pour une écologie existentielle (Bourin-éditeur, 2007) et Conversations sur la ville et l’urbain (In-Folio, 2008).
Merci beaucoup Cyrille pour cette mise en ligne.
J’avais commencé à lire « Construire avec le peuple » il y a deux ans. Le livre n’étant pas à moi, je l’ai rendu sans le finir… J’avais bien ressenti ce qui est décrit dans cet article. Tout du moins c’est le souvenir qui m’en était resté. Je crois que je l’avais lu pendant mon Habilitation à la Maitrise d’Oeuvre. C’était surement un des meilleurs moments pour le lire puisque j’étais en plein questionnement sur le métier d’architecte. On pourrait sortir une troisième version: « Construire pour et avec un peuple »… Les outils du « pour » seraient: le rêve d’une société meilleure et la sensibilité envers la beauté. Ceux du « avec »: l’écoute, l’observation, la modestie. Pourquoi les mettre en opposition? Et puis « un peuple » car on reconnaitrait plus des identités et un terroir que seulement la classe populaire.
La relation à l’effort est aussi un thème qui m’a toujours intéressée. Il en va de la limite entre la manutention et l’artisanat. Comment valoriser des savoirs faire, et surtout les magnifier, pour qu’il deviennent à leur tour des œuvres aux yeux de leur créateurs? L’auto-estime qui en résulte est une des clefs de la réussite. La création au service d’un territoire et d’un peuple…Créer c’est résister et résister c’est créer.
Merci encore pour avoir permis cette lecture et tous mes compliments à Thierry Paquot qui me plait de plus en plus, au fur et à mesure, de mes lectures.
Olivia
Je travaille pour une entreprise de recyclage materiaux de construction et nous devons tous lire ce livre. Il y a les avantages, bien sur, qui sont à côté des désavantages. Je crois que c’est un livre que tout le monde doit lire pour en savoir plus.